SI ...

 

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir.


Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et te sentant haï sans haïr à ton tour
Pourtant lutter et te défendre.


Si tu peux supporter d’entendre les paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot.


Et si tu peux être digne en restant populaire
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous les amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi.


Si tu peux méditer, observer et connaître
Sans jamais sceptique ou destructeur
Rêver sans laisser ton rêve être ton maître
Penser sans n’être qu’un penseur.


Si tu peux être dur sans jamais être en rage
Si tu peux être brave et jamais imprudent
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant.


Si tu peux rencontrer triomphe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand les autres les perdront.


Alors les rois, la chance et la victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et ce qui vaut bien mieux que les rois et la gloire
Tu seras un homme mon fils.

RUDYARD KIPLING ( 1865 – 1936 )

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